XVIII
L'ORDRE SYMBOLIQUE

 

 

Le désir pervers.

Le maître et l'esclave.

Structuration numérique

du champ intersubjectif.

L’holophrase.

La parole dans le transfert.

Angelus Silesius.

 

Je vous ai laissés la dernière fois sur la relation duelle dans l'amour primaire. Vous avez pu voir que Balint en arrive à concevoir sur ce modèle la relation analytique elle-même – ce qu'il appelle, en toute rigueur, la two-bodies'psychology. Je pense que vous avez compris à quelles impasses on aboutit si on fait une notion centrale de la relation imaginaire supposée harmonique, et saturant le désir naturel.

J'ai essayé de vous le démontrer dans la phénoménologie de la relation perverse. J'ai mis l'accent sur le sadisme et la scoptophilie, laissant de côté la relation homosexuelle, qui exigerait une étude infiniment nuancée de l'intersubjectivité imaginaire, de son incertitude, de son équilibre instable, de son caractère critique. J'ai donc fait tourner l'étude de la relation intersubjective imaginaire autour du phénomène, au sens propre, du regard.

Le regard ne se situe pas simplement au niveau des yeux. Les yeux peuvent très bien ne pas apparaître, être masqués. Le regard n'est pas forcément la face de notre semblable, mais aussi bien la fenêtre derrière laquelle nous supposons qu'il nous guette. C'est un x, l'objet devant quoi le sujet devient objet.

Je vous ai introduits dans l'expérience du sadisme, que j'ai prise comme élective pour vous démontrer cette dimension. Je vous ai montré que, dans le regard de l'être que je tourmente, je dois soutenir mon désir par un défi, un challenge de chaque instant. S'il n'est pas au-dessus de la situation, s'il n'est pas glorieux, le désir choit dans la honte. Aussi bien est-ce vrai également de la relation scoptophilique. Selon l'analyse de Jean-Paul Sartre, pour celui qu'on surprend en train de regarder, toute la couleur de la situation change dans un moment de virage, et je deviens une pure chose, un maniaque.

 

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Qu'est-ce que la perversion? Elle n'est pas simplement aberrance par rapport à des critères sociaux, anomalie contraire aux bonnes moeurs, bien que ce registre ne soit pas absent, ou atypie par rapport à des critères naturels, à savoir qu'elle déroge plus ou moins à la finalité reproductrice de la conjonction sexuelle. Elle est autre chose dans sa structure même.

Ce n'est pas pour rien qu'on a dit d'un certain nombre de penchants pervers qu'ils sont d'un désir qui n'ose pas dire son nom. La perversion se situe en effet à la limite du registre de la reconnaissance, et c'est ce qui la fixe, la stigmatise comme telle. Structuralement, la perversion telle que je vous l'ai délinéée sur le plan imaginaire ne peut se soutenir que dans un statut précaire qui, à chaque instant, de l'intérieur, est contesté pour le sujet. Elle est toujours fragile, à la merci d'un renversement, d'une subversion, qui fait penser à ce changement de signe qu'on opère dans certaines fonctions mathématiques – au moment où on passe d'une valeur de variable à la valeur immédiatement suivante, le corrélatif passe du plus au moins l'infini.

Cette incertitude fondamentale de la relation perverse, qui ne trouve à s'établir dans aucune action satisfaisante, fait une face du drame de l'homosexualité. Mais c'est aussi cette structure qui donne à la perversion sa valeur.

La perversion est une expérience qui permet d'approfondir ce qu'on peut appeler au sens plein la passion humaine, pour employer le terme spinozien, c'est-à-dire ce en quoi l'homme est ouvert à cette division d'avec lui-même qui structure l'imaginaire, soit, entre O et O', la relation spéculaire. Elle est approfondissante, en effet, en ceci que dans cette béance du désir humain apparaissent toutes les nuances, s'étageant de la honte au prestige, de la bouffonnerie à l'héroïsme, par quoi le désir humain est tout entier exposé, au sens le plus profond du terme, au désir de l'autre.

Souvenez-vous de la prodigieuse analyse de l'homosexualité qui se développe chez Proust dans le mythe d'Albertine. Peu importe que ce personnage soit féminin – la structure de la relation est éminemment homosexuelle. L'exigence de ce style de désir ne peut se satisfaire que d'une captation inépuisable du désir de l'autre, poursuivi jusque dans ses rêves par les rêves du sujet ce qui implique à chaque instant une abdication entière du désir propre de l'autre. Bascule incessante du miroir aux alouettes qui, à chaque instant, fait un tour complet sur lui-même – le sujet s'épuise à poursuivre le désir de l'autre, qu'il ne pourra jamais saisir comme son désir propre, parce que son désir propre est le désir de l'autre. C'est lui-même qu'il poursuit. Là réside le drame de cette passion jalouse, qui est aussi une forme de la relation intersubjective imaginaire.

La relation intersubjective qui sous-tend le désir pervers ne se soutient que de l'anéantissement, ou bien du désir de l'autre, ou bien du désir du sujet. Elle n'est saisissable qu'à la limite seulement, dans ces renversements dont le sens s'aperçoit en un éclair. C'est dire que – réfléchissez bien – chez l'un comme chez l'autre, cette relation dissout l'être du sujet. L'autre sujet se réduit à n'être que l'instrument du premier, qui reste donc le seul sujet comme tel, mais celui-ci même se réduit à n'être qu'une idole offerte au désir de l'autre.

Le désir pervers se supporte de l'idéal d'un objet inanimé. Mais il ne peut pas se contenter de la réalisation de cet idéal. Dès qu'il le réalise, au moment même où il le rejoint, il perd son objet. Son assouvissement est ainsi par sa structure même condamné à se réaliser avant l'étreinte par l'extinction du désir ou bien la disparition de l'objet.

Je souligne disparition, parce que vous trouvez dans des analyses comme celle-ci la clef secrète de cette aphanisis dont parle Jones quand il essaie de saisir, au-delà du complexe de castration, ce qu'il touche dans l'expérience de certains traumas infantiles. Mais nous nous perdons là dans une sorte de mystère, car nous n'y retrouvons pas le plan de l'imaginaire.

En fin de compte, toute une partie de l'expérience analytique n'est rien d'autre que cela – l'exploration des culs-de-sac de l'expérience imaginaire, de leurs prolongements qui ne sont pas innombrables, parce qu'ils reposent sur la structure même du corps en tant qu'il définit comme tel une topographie concrète. Dans l'histoire du sujet, ou plutôt dans son développement, apparaissent certains moments féconds, temporalisés, où se révèlent les différents styles de frustration. Ce sont les creux, les failles, les béances apparus dans le développement qui définissent ces moments féconds.

Quelque chose toujours défaille quand on vous parle de la frustration. En raison de je ne sais quelle pente naturaliste du langage, quand l'observateur fait l'histoire naturelle de son semblable, il omet de vous signaler que le sujet ressent la frustration. La frustration n'est pas un phénomène que nous puissions objectiver dans le sujet sous la forme d'un détournement de l'acte qui l'unit à cet objet. Ce n'est pas une aversion animale. Si prématuré qu'il soit, le sujet ressent lui-même le mauvais objet comme une frustration. Et, du même coup, la frustration est ressentie dans l'autre.

Il y a là une relation réciproque d'anéantissement, une relation mortelle structurée par ces deux abîmes – soit le désir s'éteint, soit l'objet disparaît. C'est pourquoi à maint tournant je prends le repère de la dialectique du maître et de l'esclave, et je la réexplique.

 

2

 

La relation du maître et de l'esclave est un exemple-limite, car, bien entendu, le registre imaginaire où elle se déploie n'apparaît qu'à la limite de notre expérience. L'expérience analytique n'est pas totale. Elle est définie sur un autre plan que le plan imaginaire –  le plan symbolique.

Hegel rend compte du lien inter-humain. Il a à répondre non seulement de la société, mais de l'histoire. Il ne peut en négliger aucune des faces. Or, il y a une de ses faces essentielles qui n'est ni la collaboration entre les hommes, ni le pacte, ni le lien de l'amour, mais la lutte et le travail. Et c'est sur cet aspect qu'il se centre pour structurer dans un mythe originel la relation fondamentale, sur le plan que lui-même définit comme négatif, marqué de négativité.

Ce qui différencie de la société animale – le terme ne me fait pas peur – la société humaine, c'est que celle-ci ne peut être fondée sur aucun lien objectivable. La dimension intersubjective doit comme telle y entrer. Il ne s'agit donc pas, dans la relation du maître et de l'esclave, de domestication de l'homme par l'homme. Cela ne peut suffire. Alors, qu'est-ce qui fonde cette relation ? Ce n'est pas que celui qui s'avoue vaincu demande grâce et crie, c'est que le maître se soit engagé dans cette lutte pour des raisons de pur prestige, et qu'il ait risqué sa vie. Ce risque établit sa supériorité, et c'est au nom de ça, non de sa force, qu'il est reconnu pour maître par l'esclave.

Cette situation commence par une impasse, car sa reconnaissance par l'esclave ne vaut rien pour le maître, puisque ce n'est qu'un esclave qui le reconnaît, c'est-à-dire quelqu'un que lui ne reconnaît pas comme un homme. La structure de départ de cette dialectique hégélienne apparaît donc sans issue. Vous voyez par là qu'elle n'est pas sans affinité avec l'impasse de la situation imaginaire.

Pourtant, cette situation va se dérouler. Son point de départ est mythique, puisque imaginaire. Mais ses prolongements nous introduisent dans le plan symbolique. Les prolongements, vous les connaissez – c'est ce qui fait qu'on parle du maître et de l'esclave. En effet, à partir de la situation mythique, une action s'organise, et s'établit la relation de la jouissance et du travail. Une loi s'impose à l'esclave, qui est de satisfaire le désir et la jouissance de l'autre. Il ne suffit pas qu'il demande grâce, il faut qu'il aille au boulot. Et quand on va au boulot, il y a des règles, des heures – nous entrons dans le domaine du symbolique.

Si vous y regardez de près, ce domaine du symbolique n'est pas dans un simple rapport de succession avec le domaine imaginaire dont le pivot est la relation intersubjective mortelle. Nous ne passons pas de l'un à l'autre par un saut qui irait de l'antérieur au postérieur, à la suite du pacte et du symbole. En fait, le mythe lui-même n'est concevable que cerné déjà par le registre du symbolique, pour la raison que j'ai soulignée tout à l'heure – la situation ne peut être fondée dans je ne sais quelle panique biologique à l'approche de la mort. La mort, n'est-ce pas, n'est jamais expérimentée comme telle, elle n'est jamais réelle. L'homme n'a jamais peur que d'une peur imaginaire. Mais ce n'est pas tout. Dans le mythe hégélien, la mort n'est pas même structurée comme crainte, elle est structurée comme risque, et, pour tout dire, comme enjeu. C'est qu'il y a, dès l'origine, entre le maître et l'esclave, une règle du jeu.

Je n'insiste pas là-dessus aujourd'hui. Je ne le dis que pour ceux qui sont le plus ouverts – la relation intersubjective, qui se développe dans l'imaginaire, est en même temps, pour autant qu'elle structure une action humaine, impliquée implicitement dans une règle du jeu.

 

Reprenons encore, sous une autre face, la relation au regard.

C'est la guerre. J'avance dans la plaine, et je me suppose sous un regard qui me guette. Si je le suppose, ce n'est pas tellement que je craigne quelque manifestation de mon ennemi, quelque attaque, car aussitôt la situation se détend et je sais à qui j'ai affaire. Ce qui m'importe le plus est de savoir ce que l'autre imagine, détecte de mes intentions à moi qui m'avance, parce qu'il me faut lui dérober mes mouvements. Il s'agit de ruse.

C'est sur ce plan que se soutient la dialectique du regard. Ce qui compte, ce n'est pas que l'autre voit où je suis, c'est qu'il voit où je vais, c'est-à-dire, très exactement, qu'il voit où je ne suis pas. Dans toute analyse de la relation intersubjective, l'essentiel n'est pas ce qui est là, ce qui est vu. Ce qui la structure, c'est ce qui n'est pas là.

La théorie des jeux, comme on l'appelle, est un mode d'étude fondamentale de cette relation. Du seul fait qu'elle est une théorie mathématique, nous sommes déjà dans le plan symbolique. Si simple que vous définissiez le champ d'une intersubjectivité, son analyse suppose toujours un certain nombre de données numériques, comme telles symboliques.

Si vous lisez le livre de Sartre auquel je faisais allusion l'autre jour, vous verrez qu'il laisse apparaître quelque chose d'extrêmement troublant. Après avoir si bien défini la relation d'intersubjectivité, il semble impliquer que, s'il y a une pluralité dans ce monde d'inter-relations imaginaires, cette pluralité n'est pas numérable, pour autant que chacun des sujets est par définition l'unique centre des références. Cela se soutient si l'on reste sur le plan phénoménologique de l'analyse de l'en-soi et du pour-soi. Mais il s'ensuit que Sartre ne s'aperçoit pas que le champ intersubjectif ne peut pas ne pas déboucher sur une structuration numérique, sur le trois, sur le quatre, qui sont nos repères dans l'expérience analytique.

Ce symbolisme, si primitif soit-il, nous met tout de suite sur le plan du langage, pour autant que, en dehors de ça, pas de numération concevable.

Encore une petite parenthèse. Je lisais, pas plus tard qu'il y a trois jours, un vieil ouvrage du début du siècle, History of new world of America, L'Histoire du nouveau monde qu'on appelle Amérique. Il s'agissait de l'origine du langage, problème qui a attiré l'attention, voire provoqué la perplexité, de pas mal de linguistes.

Toute discussion sur l'origine du langage est entachée d'une irrémédiable puérilité, et même d'un crétinisme certain. On essaie à chaque fois de faire sortir le langage de je ne sais quel progrès de la pensée. C'est évidemment un cercle. La pensée se mettrait à isoler dans la situation le détail, à cerner la particularité, l'élément combinatoire. La pensée franchirait d'elle-même le stade du détour, qui marque l'intelligence animale, pour passer à celui du symbole. Mais comment, s'il n'y a pas d'abord le symbole, qui est la structure même de la pensée humaine?

Penser, c'est substituer aux éléphants le mot éléphant, et au soleil un rond. Vous vous rendez bien compte qu'entre cette chose qui est phénoménologiquement le soleil -centre de ce qui court sur le monde des apparences, unité de la lumière – et un rond, il y a un abîme. Et si même on le franchit quel progrès sur l'intelligence animale? Aucun. Car le soleil en tant qu'il est désigné par un rond ne vaut rien. Il ne vaut que pour autant que ce rond est mis en relation avec d'autres formalisations, qui constituent avec lui ce tout symbolique dans lequel il tient sa place, au centre du monde par exemple, ou à la périphérie peu importe. Le symbole ne vaut que s'il s'organise dans un monde de symboles.

Ceux qui spéculent sur l'origine du langage, et essaient de ménager des transitions entre l'appréciation de la situation totale et la fragmentation symbolique ont toujours été frappés par ce qu'on appelle les holophrases. Dans l'usage de certains peuples, et vous n'auriez pas besoin de chercher loin pour en trouver usage commun, il y a des phrases, des expressions qui ne sont pas décomposables, et qui se rapportent à une situation prise dans son ensemble – ce sont les holophrases. On croit saisir là un point de jonction entre l'animal, qui passe sans structurer les situations, et l'homme, qui habite un monde symbolique.

 

Dans l'ouvrage que je citais tout à l'heure, j'ai lu que les Fidjiens prononcent dans un certain nombre de situations la phrase suivante, qui n'est pas une phrase de leur langage et n'est réductible à rien – Ma mi la pa ni pa ta pa. La phonétisation n'est pas indiquée dans le texte, et je ne peux que vous le dire comme ça.

Quelle est la situation dans laquelle se prononce l'holophrase en question? Notre ethnographe l'écrit en toute innocence – State of events of two persons looking at the other hoping that the other will offer to do something which both parties desire but are unwilling to do. C'est-à-dire – situation de deux personnes, chacune regardant l'autre, espérant chacune de l'autre qu'elle va s'offrir à faire quelque chose que les deux parties désirent mais ne sont pas disposées à faire.

Nous trouvons là défini avec une précision exemplaire un état d'inter-regard où chacun attend de l'autre qu'il se décide pour quelque chose qu'il faut faire à deux, qui est entre les deux, mais où aucun ne veut pas entrer. Et, du même coup, vous voyez bien que l'holophrase n'est pas intermédiaire entre une assomption primitive de la situation comme totale, qui serait du registre de l'action animale, et la symbolisation. Elle n'est pas je ne sais quel premier engluement de la situation dans un mode verbal. Il s'agit au contraire de quelque chose où ce qui est du registre de la composition symbolique est défini à la limite, à la périphérie.

Je vous laisse le soin de m'apporter un certain nombre d'holophrases qui sont de notre usage courant. Écoutez bien la conversation de vos contemporains, et vous verrez combien elle en comporte. Vous verrez aussi que toute holophrase se rattache à des situations limites, où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l'autre.

 

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Cette analyse avait pour but de renverser chez vous la perspective psychologique qui réduit la relation intersubjective à une relation inter-objectale, fondée sur la satisfaction complémentaire, naturelle. Nous en arrivons maintenant à l'article de Balint, On transference of émotions, Sur le transfert des émotions, dont le titre annonce ce que je peux appeler le plan délirant sur lequel il se déroule – au sens technique, originel, du terme délirant.

Il s'agit du transfert. Premier paragraphe, on évoque les deux phénomènes fondamentaux de l'analyse – la résistance et le transfert. La résistance, on la définit, fort bien d'ailleurs, en la rapportant au phénomène du langage – c'est tout ce qui freine, altère, retarde le débit, ou bien l'interrompt complètement. On ne va pas plus loin. On n'en tire pas de conclusion, et on passe au phénomène du transfert.

Comment un auteur aussi subtil que Balint, aussi fin,  aussi délicat praticien, aussi admirable écrivain dirais-je même, peut-il développer une étude d'une quinzaine de pages en partant d'une définition si psychologique du transfert ? Elle revient à dire ceci – il doit s'agir de quelque chose qui existe à l'intérieur du patient, alors c'est forcément on ne sait quoi, des sentiments, des émotions – le mot émotion fait mieux image. Le problème est alors de montrer comment ces émotions s'incarnent, se projettent, se disciplinent, se symbolisent enfin. Or, les symboles de ces supposées émotions n'ont évidemment aucun rapport avec elles. Alors, on nous parle du drapeau national, du lion et de la licorne britanniques, des épaulettes des officiers, et de tout ce que vous voudrez, des deux pays avec leurs deux roses de couleurs différentes, des juges qui portent perruque.

Ce n'est pas moi, certes, qui nierai qu'on puisse trouver matière à méditation dans ces exemples cueillis à la surface de la vie de la communauté britannique. Mais c'est, pour Balint, prétexte à ne considérer le symbole que sous l'angle du déplacement. Et pour cause – puisqu'il met au départ, par définition, la soi-disant émotion, phénomène de surgissement psychologique qui serait là le réel, le symbole où elle a à trouver son expression et à se réaliser ne peut être que déplacé par rapport à elle.

Il ne fait pas de doute que le symbole joue une fonction dans tout déplacement. Mais la question est de savoir si, comme tel, il se définit dans ce registre vertical, à titre de déplacement. C'est une fausse route. Les remarques de Balint n'ont rien d'erroné en elles-mêmes, simplement la voie est prise dans le sens transversal – au lieu de l'être dans le sens où elle doit s'avancer, elle l'est dans le sens où tout s'arrête.

Balint rappelle alors ce qu'est la métaphore – le front d'une montagne, le pied d'une table, etc. Va-t-on étudier enfin la nature du langage? Non. On va dire que l'opération de transfert est ceci – vous êtes en colère, c'est à la table que vous donnez un coup de poing. Comme si effectivement je donnais un coup de poing à la table ! Il y a là une erreur fondamentale.

Néanmoins, c'est bien de cela qu'il s'agit – comment l'acte se déplace-t-il dans son but ? Comment l'émotion se déplace-t-elle dans son objet ? La structure réelle et la structure symbolique entrent dans une relation ambiguë qui se fait dans le sens vertical, chacun de ces deux univers correspond à l'autre, à ceci près que la notion d'univers n'y étant pas, il n'y a aucun moyen d'introduire celle de correspondance.

Selon Balint, le transfert est transfert d'émotions. Et sur quoi se transfère l'émotion? Dans tous ses exemples, sur un objet inanimé – remarquez au passage que ce mot, inanimé, nous l'avons vu apparaître tout à l'heure à la limite de la relation dialectique imaginaire. Ça amuse Balint, ce transfert sur l'inanimé – je ne vous demande pas, dit-il, ce qu'en pense l'objet. Bien entendu, ajoute-t-il, si on pense que le transfert se fait sur un sujet, on entre dans une complication dont il n'y a plus moyen de sortir.

Eh oui ! c'est bien ce qui arrive depuis quelque temps –  il n'y a pas moyen de faire d'analyse. On nous fait tout un plat de la notion de contre-transfert, on plastronne, on fanfaronne, on promet monts et merveilles, je ne sais quelle gêne se manifeste pourtant, c'est que ça veut dire ça, en fin de compte – il n'y a pas moyen d'en sortir. Avec la two-bodies' psychology, nous arrivons au fameux problème, irrésolu en physique, des deux corps.

En effet, si on reste sur le plan de deux corps, il n'y a aucune symbolisation satisfaisante. Est-ce donc en s'engageant dans cette voie, et en tenant le transfert pour essentiellement un phénomène de déplacement, qu'on saisit la nature du transfert ?

Balint nous raconte alors une bien jolie histoire. Un monsieur vient le voir. Il est au bord de l'analyse – nous connaissons bien cette situation – et il ne se décide pas. Il a été voir plusieurs analystes, et enfin il vient voir Balint. Il lui raconte une longue histoire, très riche, très compliquée, avec des détails sur ce qu'il sent, ce qu'il souffre. Et c'est là que notre Balint – dont je suis par ailleurs en train de diffamer les positions théoriques, et Dieu sait si je ne le fais qu'à regret – se révèle le merveilleux personnage qu'il est.

Balint ne tombe pas dans le contre-transfert – c'est-à-dire, en clair, il n'est pas un imbécile – dans le langage à clef où nous croupissons, on appelle ambivalence le fait de haïr quelqu'un, et contre-transfert, le fait d'être un imbécile. Balint n'est pas un imbécile, il écoute ce type, en homme qui a déjà entendu pas mal de choses, pas mal de gens, qui a mûri. Et il ne comprend pas. Ça arrive. Il y a des histoires comme ça, on ne les comprend pas. Quand vous ne comprenez pas une histoire, ne vous accusez pas tout de suite, dites-vous – que je ne comprenne pas, ça doit avoir un sens. Non seulement Balint ne comprend pas, mais il considère qu'il est en droit de ne pas comprendre. Il ne dit rien à son type, et le fait revenir.

Le type revient. Il continue à raconter son histoire. Et il en remet. Et Balint ne comprend toujours pas. Ce que l'autre lui raconte, ce sont des choses aussi vraisemblables que d'autres, seulement voilà elles ne vont pas ensemble. Ça nous arrive, des expériences comme celle-là, ce sont des expériences cliniques dont il faut toujours tenir le plus grand compte, et quelquefois elles nous projettent vers le diagnostic qu'il doit y avoir quelque chose d'organique. Mais là, ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Alors, Balint dit à son client. – C'est curieux, vous me racontez des tas de choses fort intéressantes, mais moi, je dois vous dire que votre histoire, je n'y comprends rien. Alors le type s'épanouit, large sourire sur sa face. – Vous êtes le premier homme sincère que je rencontre, car toutes ces choses, je les ai racontées à un certain nombre de vos collègues qui y ont vu tout de suite l'indice d'une structure intéressante, raffinée. Je vous ai raconté tout cela à titre de test, pour voir si vous étiez comme tous les autres un charlatan et un menteur.

Vous devez sentir quelle gamme sépare les deux registres de Balint, quand il nous expose au tableau noir que ce sont les émotions des citoyens anglais qui se sont déplacées sur le British lion et les deux licornes, et quand il est en fonction et qu'il parle intelligemment de ce qu'il expérimente. On peut dire – Ce type est sans doute dans son droit, mais n'est-ce pas bien un-economic? N'est-ce pas un très long détour ? Alors, là, on entre dans l'aberration. Car il ne s'agit pas de savoir si c'est économique ou pas. L'opération du type se soutient hautement dans son registre, pour autant qu'au départ de l'expérience analytique, il y a le registre de la parole menteresse.

C'est la parole qui instaure dans la réalité le mensonge. Et c'est précisément parce qu'elle introduit ce qui n'est pas, qu'elle peut aussi introduire ce qui est. Avant la parole, rien n'est, ni n'est pas. Tout est déjà là sans doute, mais c'est seulement avec la parole qu'il y a des choses qui sont – qui sont vraies ou fausses, c'est-à-dire qui sont – et des choses qui ne sont pas. C'est avec la dimension de la parole que se creuse dans le réel la vérité. Il n'y a ni vrai ni faux avant la parole. Avec elle s'introduit la vérité, et le mensonge aussi, et d'autres registres encore. Plaçons-les, avant de nous quitter aujourd'hui, dans une sorte de triangle à trois sommets. Là, le mensonge. Ici, la méprise et non pas l'erreur, j'y reviendrai. Et puis, quoi encore ? – l'ambiguïté, à quoi, de par sa nature, la parole est vouée. Car, l'acte même de la parole, qui fonde la dimension de la vérité, reste toujours, de ce fait, derrière, au-delà. La parole est par essence ambiguë.

Symétriquement, se creuse dans le réel le trou, la béance de l'être en tant que tel. La notion d'être, dès que nous essayons de la saisir, se montre aussi insaisissable que la parole. Car l'être, le verbe même, n'existe que dans le registre de la parole. La parole introduit le creux de l'être dans la texture du réel, l'un et l'autre se tiennent et se balancent, ils sont exactement corrélatifs.

Passons à un autre exemple, que nous apporte Balint, pas moins significatif que le premier. Comment peut-il les rattacher à ce registre du déplacement dans lequel le transfert a été amplifié ? C'est une autre histoire.

Il s'agit cette fois d'une charmante patiente, qui présente le type, bien illustré dans certains films anglais, du chatter, le parler-parler-parler-parler pour ne rien dire. C'est à ça que se passent les séances. Elle a déjà fait de longs bouts d'analyse avec un autre avant de venir entre les mains de Balint. Celui-ci se rend bien compte – c'est même avoué par la patiente – que, quand quelque chose l'embête, elle remplit ça en racontant n'importe quoi.

Où est le tournant décisif ? Un jour, après une heure pénible de chatter, Balint finit par mettre le doigt sur ce qu'elle ne veut pas dire. Elle ne veut pas dire qu'elle a eu d'un médecin de ses amis une lettre de recommandation à un emploi, qui disait d'elle qu'elle était une personne parfaitement trustworthy. Moment pivot à partir de quoi elle tourne autour d'elle-même, et va pouvoir s'engager dans l'analyse. Balint arrive en effet à faire avouer à la patiente que, depuis toujours, c'est justement de ça qu'il s'agit pour elle – il ne faut pas qu'on la considère comme trustworthy, c'est-à-dire comme quelqu'un que ses paroles engagent. Car, si ses paroles l'engagent, il va falloir qu'elle se mette au boulot, comme l'esclave de tout à l'heure, qu'elle entre dans le monde du travail, c'est-à-dire de la relation adulte homogène, du symbole, de la loi.

C'est clair. Depuis toujours, elle a très bien compris la différence qu'il y a entre la façon dont on accueille les paroles d'un enfant et celle dont on accueille les paroles d'un adulte. Pour ne pas être engagée, située dans le monde des adultes, où on est toujours plus ou moins réduit en esclavage, elle bavarde pour ne rien dire et meuble ses séances avec du vent.

Nous pouvons nous arrêter un instant, et méditer sur le fait que l'enfant aussi a une parole. Elle n'est pas vide. Elle est aussi pleine de sens que la parole de l'adulte. Elle est même tellement pleine de sens que les adultes passent leur temps à s'en émerveiller – Comme il est intelligent, le cher mignon! Vous avez vu ce qu'il a dit l’autre jour ? Justement, tout est là.

Il y a là, en effet, comme tout à l'heure, cet élément d'idolification qui intervient dans la relation imaginaire. La parole admirable de l'enfant est peut-être parole transcendante, révélation du ciel, oracle de petit dieu, mais il est évident qu'elle ne l'engage à rien.

Et on fait tous ses efforts, quand ça ne va pas, pour lui arracher des paroles qui engagent. Dieu sait si la dialectique de l'adulte dérape ! Il s'agit de lier le sujet à ses contradictions, de lui faire signer ce qu'il dit, et d'engager ainsi sa parole dans une dialectique.

Dans la situation de transfert – ce n'est pas moi qui le dis, mais Balint, et il a raison, bien que ce soit tout autre chose qu'un déplacement – il s'agit de la valeur de la parole, non plus cette fois en tant qu'elle crée l'ambiguïté fondamentale, mais en tant qu'elle est fonction du symbolique, du pacte liant les sujets les uns aux autres dans une action. L'action humaine par excellence est fondée originellement sur l'existence du monde du symbole, à savoir sur les lois et les contrats. Et c'est bien sur ce registre que Balint, quand il est dans le concret, dans sa fonction d'analyste, fait tourner la situation entre lui et le sujet.

A partir de ce jour, il peut lui faire remarquer toutes sortes de choses – la façon par exemple dont elle se comporte dans ses places, à savoir que, dès qu'elle commence à recueillir la confiance générale, elle s'arrange justement pour faire un petit quelque chose qui la fait foutre à la porte. La forme même des travaux qu'elle trouve est significative – elle est au téléphone, elle reçoit des choses ou elle envoie les autres faire des choses diverses, en somme elle fait des travaux d'aiguillage qui lui permettent de se sentir en dehors de la situation, et à la fin, elle s'arrange toujours pour se faire renvoyer.

Voilà donc sur quel plan vient jouer la relation du transfert – elle joue autour de la relation symbolique, qu'il s'agisse de son institution, de sa prolongation, ou de son soutien. Le transfert comporte des incidences, des projections des articulations imaginaires, mais il se situe tout entier dans la relation symbolique. Qu'est-ce que cela implique ?

La parole ne se déploie pas sur un seul plan. La parole a toujours par définition ses arrière-plans ambigus, qui vont jusqu'au moment de l'ineffable, où elle ne peut plus se dire, se fonder elle-même en tant que parole. Mais cet au-delà n'est pas celui que la psychologie cherche dans le sujet, et trouve dans je ne sais quelle de ses mimiques, de ses crampes, de ses agitations, dans tous les corrélats émotionnels de la parole. Le soi-disant au-delà psychologique est en fait de l'autre côté, c'est un en-deçà. L'au-delà dont il s'agit est dans la dimension même de la parole.

Par être du sujet, nous n'entendons pas ses propriétés psychologiques, mais ce qui se creuse dans l'expérience de la parole, en quoi consiste la situation analytique.

Cette expérience est constituée dans l'analyse par des règles très paradoxales, puisque c'est d'un dialogue qu'il s'agit, mais d'un dialogue aussi monologue que possible. Elle se développe selon une règle du jeu, et tout entière dans l'ordre symbolique. Est-ce que vous y êtes ? Ce que j'ai voulu aujourd'hui exemplifier, c'est le registre symbolique dans l'analyse, en faisant ressortir le contraste qu'il y a entre les exemples concrets que donne Balint et sa théorisation.

Ce qui se dégage pour lui de ces exemples, c'est que le ressort de la situation, c'est l'usage que chacune des deux personnes, le type et la dame, ont fait de la parole. Or, c'est une extrapolation abusive. La parole dans l'analyse n'est pas du tout la même que celle, à la fois triomphante et innocente, que peut utiliser l'enfant avant qu'il soit entré dans le monde du travail. Parler dans l'analyse n'est pas équivalent à soutenir dans le monde du travail un discours exprès insignifiant. Ce n'est que par analogie qu'on peut lier les deux. Leur fondement est différent.

La situation analytique n'est pas simplement une ectopie de la situation enfantine. C'est certainement une situation atypique, et Balint essaie d'en rendre compte en y voyant un essai de maintenir le registre du primary love. C'est vrai sous certains angles, mais pas sous tous. Se limiter à cet angle, c'est s'embarquer dans des interventions déroutantes pour le sujet.

Le fait le prouve. En disant à la patiente qu'elle reproduisait telle situation de son enfance, l'analyste qui avait précédé Balint n'a pas fait tourner la situation. Celle-ci ne s'est mise à tourner qu'autour de ce fait concret que la dame avait ce matin-là en sa possession une lettre qui lui permettait de trouver une place. Sans le théoriser, sans le savoir, Balint intervenait là dans le registre symbolique, mis en jeu par la garantie donnée, par le simple fait de répondre de quelqu'un. Et c'est justement parce qu'il était sur ce plan, qu'il a été efficace.

Sa théorie est décalée, dégradée aussi. Et pourtant, quand on lit son texte, on trouve, comme vous venez de le voir, des exemples merveilleusement lumineux. Balint, excellent praticien, ne peut pas, malgré sa théorie, méconnaître la dimension dans laquelle il se déplace.

 

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Parmi les références de Balint, il y en a une que je voudrais relever ici. C'est un distique de quelqu'un qu'il appelle un de nos confrères – pourquoi pas ? – Johannes Scheffler.

Celui-ci qui, au début du XVIe siècle, a fait des études médicales fort poussées – ça avait probablement plus de sens à cette époque que de nos jours – a écrit sous le nom d'Angelus Silesius un certain nombre de distiques des plus saisissants. Mystiques? Ce n'est peut-être pas le terme le plus exact. Il y est question de la déité, et de ses rapports avec la créativité qui tient par essence à la parole humaine, et qui va aussi loin que la parole, jusqu'au point même où elle finit par se taire. La perspective peu orthodoxe dans laquelle Angélus Silesius s'est toujours affirmé est en fait une énigme pour les historiens de la pensée religieuse.

Qu'il émerge dans le texte de Balint n'est certainement par le fait du hasard. Les deux vers qu'il cite sont fort beaux. Il ne s'agit de rien de moins que de l'être en tant qu'il est lié, dans la réalisation du sujet, au contingent ou à l'accidentel, et cela fait écho pour Balint à ce qu'il conçoit du dernier terme d'une analyse, à savoir cet état d'éruption narcissique, dont je vous ai déjà parlé lors d'un de nos entretiens.

Cela fait écho à mon oreille aussi. Seulement, ce n'est pas de cette façon que je conçois le terme analytique. La formule de Freud – là où le ça était, le moi doit être – est entendue d'habitude selon une spatialisation grossière, et la reconquête analytique du ça se réduit en fin de compte à un acte de mirage. L'ego se voit dans un soi qui n'est qu'une dernière aliénation de lui-même, plus perfectionnée seulement que toutes celles qu'il a connues jusque-là.

Non, c'est l'acte de parole qui est constituant. Le progrès d'une analyse ne tient pas à l'agrandissement du champ de l'ego, ce n'est pas la reconquête par l'ego de sa frange d'inconnu, c'est un véritable renversement, un déplacement, comme un menuet exécuté entre l'ego et l'id.

Il est temps que je vous livre maintenant le distique d'Angelus Silesius qui est le trentième du second livre du Pèlerin chérubinique.

Zufall und Wesen

Mensch werde wesentlich : denn wann die Welt vergeht

So fält der Zufall weg, dasswesen dass besteht.

 

Ce distique est ainsi traduit —

 

Contingence et essence

Homme, deviens essentiel : car quand le monde passe,

la contingence se perd et l'essentiel subsiste.

 

C'est bien de cela qu'il s'agit, au terme de l'analyse, d'un crépuscule, d'un déclin imaginaire du monde, et même d'une expérience à la limite de la dépersonnalisation. C'est alors que le contingent tombe – l'accidentel, le traumatisme, les accrocs de l'histoire – Et c'est l'être qui vient alors à se constituer.

Angélus a manifestement écrit cela, au moment où il faisait ses études de médecine. La fin de sa vie a été troublée par les guerres dogmatiques de la Réforme et de la Contre-Réforme dans lesquelles il a pris une attitude extrêmement passionnée. Mais les livres du Pèlerin chérubinique rendent un son transparent, cristallin. C'est un des moments les plus significatifs de la méditation humaine sur l'être, un moment pour nous plus riche de résonances que La Nuit obscure de saint Jean de la Croix, que tout le monde lit et personne ne comprend.

Je ne saurais trop conseiller à quelqu'un qui fait de l'analyse de se procurer les oeuvres d'Angelus Silesius. Elles ne sont pas tellement longues, et elles sont traduites en français chez Aubier. Vous y trouverez bien d'autres objets de méditation, par exemple le calembour du Wort, la parole, et du Ort, le lieu, et des aphorismes tout à fait justes sur la temporalité. J'aurai peut-être l'occasion de toucher une prochaine fois à certaines de ces formules extrêmement fermées et pourtant ouvrantes, admirables, et qui se proposent à la méditation.

 

9 juin 1954.